L’itinéraire, La revue musicale, 1989

FRANÇOIS BOUSCH

Comment ma démarche de compositeur s’inscrit-elle dans la trajectoire-aventure de l’Itinéraire ? Quels ont été les échanges, les apports, les évolutions ?

Fasciné et passionné depuis mon enfance par le son, par sa mise en action, sa relation avec le geste, sa transformation par des objets divers puis par les moyens électro-acoustique, il était naturel que la rencontre eut lieu.

J’étais avide à comprendre le fonctionnement des phénomènes sonores et à agir pour les modifier ; j’explorais de façon quasi systématique tous les instruments à ma portée (des plus classiques aux plus hétéroclites) ; toutes ces expériences sur les corps sonores — sans même savoir ce que cela pouvait être — dénotait déjà une prédisposition à détourner les instruments de leur fonction première. Plus tard la guitare électrique vint à point nommé me permettre d’enrichir ces expériences par une recherche dans de nombreux domaines : les scordature, les modes de jeux inhabituels, l’utilisation peu conventionnelle des pédales et des effets, la recherche de sons différents avec des accessoires comme la brosse à poil de soie, les aiguilles à tricoter, la pierre en granit, le flacon en verre, les aiguilles à repriser… idée constante d’obtenir autre chose.

1968 ! L’époque était exceptionnelle ! Au C.N.S.M. de Paris comme partout l’effervescence était quotidienne ! Jean-Pierre Guézec m’ouvrit les yeux, Claude Ballif conforta par ses fresques historiques mes intuitions, Olivier Messiaen fut le catalyseur de notre génération. Les échanges esthétiques constant avec Tristan Murail, Gérard Grisey, Michael Lévinas, Roger Tessier… et notre conscience de vivre un moment historique, mit en évidence la nécessité de créer un mouvement : l’Itinéraire était né.

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Ma participation aux premiers pas de l’Itinéraire était évidente. Participation sur le terrain aux contingences matérielles, — dès la première saison au Carré Thorigny — mais aussi relation musicale fructueuse et essentielle avec les interprètes pour apprendre mon métier de compositeur, Artaud, Bocquillon, Cazalet, Crocq, Crousier, Dussert, Fournier, Péclard, Seguin, Simpson… , la découverte de l’électroacoustique, déjà prédiposé par mon instrument, les premiers essais de live électronic… les tâtonnements, la recherche au sein de l’équipe, le rapport à l’écriture et déjà la remise en cause de l’esthétique de la génération précédente et notamment du sérialisme généralisé .

Le traitement des instruments par les moyens électroacoustiques et informatiques, me conduisit à repenser l’écriture instrumentale et à m’interroger sur les trois éléments fondamentaux que sont la matière, l’espace et le temps. Les phénomènes acoustiques devinrent source d’inspiration, et les différents traitements (échos, délais, modulation en anneau, filtrages, flanging, modulation de fréquence, bruits blancs ou colorés . . . ) techniques d’écriture. La musique avait besoin des sons extrêmes : infrasons ou sons suraigus. L’électronique permettait de rendre audible les phénomènes limites et intéressants, les sons fragiles et ténus.

La matière, (du silence au bruit en passant par le son pur, le spectre harmonique et le spectre inharmonique) mêle mémoire, énergie, geste, mouvement, espace et temps. Les mélodies émanent des spectres, qui s’ articulent autour d’harmoniques communes formant pivots. Le rythme naît de cette matière, de ses battements, ses grains, ses entretiens comme de ses attaques.

L’écriture de l’espace participe à la mise en mouvement de la matière, dans ses replis intimes. Elle souligne les composantes du son, l’éclate, le fissionne ! Elle renouvelle cette notion en dépassant celle de localisation du son ou bien de place dans les registres et inclut le près et le loin, le précis et le flou, la trajectoire géographique avec sa signification et ses conséquences musicales. Il ne s’agit pas de mettre un peu de réverbération pour laisser penser que le son est plus loin, mais de modifier l’écriture pour que le trajet du son ait un sens musical, qu’il affecte la matière et son évolution temporelle.

Les moyens électroacoustiques sont alors indispensables à l’expression dans sa complexité, encore faut-il en respecter la logique interne, et ne pas écrire la musique instrumentale ou vocale comme s’ils n’existaient pas ou bien comme s’ils n’étaient qu’un halo, une sauce pour séduire l’écoute. Il faut une écriture spécifique à l’emploi des traite-

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ments électroniques et non la traduction instrumentale de ces phénomènes.

Avec ces moyens les notions de densité et de virtuosité instrumentale sont remis en question. Les perceptions sont différentes pour le son acoustique, acoustique amplifié, électrique, électronique analogique, et numérique. Autant de moyens, autant de perceptions différentes, autant d’écritures adaptées. La difficulté réside dans les mélanges de moyens qui peuvent entraîner une confusion de perception. Il faut jouer alors sur la profondeur de champ : non seulement la superposition de lignes contrapunctiques avec des plans de registres, mais aussi la superposition de plusieurs couches qui affleurent et se masquent et que l’on perçoit comme la biologie de la matière dans l’espace (volume, localisation, déplacement/trajectoire) et le temps.

J’ai tenté à travers mes œuvres de résoudre ces différents problèmes. Certaines mettent en lumière plus particulièrement ma démarche de compositeur au sein de l’Itinéraire.

— 1972 : Imparfait plus que parfait : instrument, instrument amplifié (guitare électrique), instrument électronique : écriture de l’espace et théâtralité (flûtes à coulisse dans la salle et disposition instrumentale), mélange de perceptions.

— 1976 : Souffle de vie-lumière : grand orchestre : disposition spatiale stéréo, écriture spectrale, (spectres harmoniques, inharmoniques, bruit blanc).

— 1976 : Futur antérieur : flûte, trio à cordes et dispositif : écriture prenant en compte le dispositif.

— 1981 :Forces vives : réunion des deux ensembles de l’Itinéraire en un orchestre nouveau : perceptions multiples, traitement du son instrumental, électrique, électronique, voix, écriture spectrale et théâtralité.

— 1982 :Spirales insolites : ensemble instrumental et dispositif : écriture spectrale et traitement du son instrumental.

— 1981 : Espace-temps : basson dispositif et bande : dispositif modifiant le timbre du basson, la bande lui donnant une autre dimension.

— 1983 : Pluie lumière . ensemble d’instruments électroniques de l’Itinéraire traités par un dispositif.

— 1986 : Ecrin d’éternité : grand orchestre : écriture spectrale et électronique modifient sa couleur.

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— 1988 :Site et sable : bande pour l’exposition d’une sculpture : travail sur le temps et sur l’espace, problématique structurelle complexe.

— 1987/9 Quasar : 6 percussions, dispositif et bande : dimension spatiale et théâtrale : les percussions sont traitées par le dispositif et disposées autour du public. Jeu avec la bande, pulsations sous-jacente, (échos décalés) travail sur la matière (grain, souffle, résonnance).

— 1990 :Soleil-mémoire : flûte harpe et syter : écriture du traitement des instruments en temps réel.

Période historique, transition entre le monde purement instrumental et le monde électronique, période passionnante par sa remise en question quotidienne, aucunes certitudes, aucuns points fixes, mais un enthousiasme sans cesse renouvelé, l’Itinéraire par sa dynamique d’échanges permanents entre compositeurs et interprètes, sa recherche dans la transformation du son instrumental et la maîtrise d’outils informatiques adéquats, apporte de façon incontournable sa contribution à la modernité.

extrait de L’itinéraire, La revue musicale, 1989