Quand la musique de François Bousch transpire la « cogitation naturelle du monde »
Compositeur et pédagogue, François Bousch (né en 1946) a été – entre autres – l’élève de Betsy Jolas, Claude Ballif, Jean-Pierre Guézec et Olivier Messiaen. Pensionnaire à la Villa Médicis à Rome, il a noué dans cette capitale ultramontaine une « relation fructueuse » avec Giacinto Scelsi (tel Monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir, cet artiste, poète improvisateur, était précurseur, à son insu, de ce qui deviendra la « musique spectrale » – à cet effet, il est à remarquer que François Bousch a composé, dès 1976, une partition spectrale baptisée Souffle de vie-lumière pour grand orchestre. Dans ce sillage, à l’image des propos des compositeurs de l’ensemble L’Itinéraire (collectif auquel François Bousch a appartenu dès sa création), son principal credo a présidé à la « sculpture » savante de la matière sonore plus qu’à la simple juxtaposition de matériaux plus ou moins hétérogènes. Au reste, le compositeur aime confier que sa musique lui semble souvent plus proche de la « matière » que du « matériau », avantageant le « constituant » plutôt que le « constitué ».
Il faut peut-être ajouter que, durant ces bienheureuses seventies, le mot d’ordre primordial était, pour ces artistes tout juste sortis de la classe de Messiaen au Conservatoire de Paris, de clamer à tout rompre l’écoute « intime » des sons. Grâce à son ouverture d’esprit, cette phalange parisienne réunissant compositeurs et instrumentistes chevronnés a ainsi pu intégrer aisément les acquis (populaires et savants) de la technologie de l’époque. En l’occurrence, François Bousch y jouait précisément en live les parties de guitare électrique et celles de claviers électroniques. Surtout efficient dans la recherche de nouveaux timbres, ce genre d’instrumentarium update a par la suite été convoqué pour la réalisation surprenante de Pluie- Lumières, en 1983.
Dès lors, après le passage de rafales parfois très acides provenant du post-dodécaphonisme durant le second après-guerre, après les vents de liberté ayant soufflé parfois insolemment sur les positionnements ultra-libertaires de l’ère post-soixante-huitarde, une révolution s’est donc accomplie en douceur, non seulement grâce à une écriture repensée et à une matière renouvelée mais aussi grâce à une « autre » quête de sensibilité auditive – « la seule à émouvoir le public », nous informait le prospectus de l’association intitulé « L’Itinéraire ce sera pour demain »… In fine, au cœur de la famille spectrale française, François Bousch est resté très proche du compositeur Roger Tessier (co-fondateur de l’Itinéraire), personnage haut en couleur à qui il a dédié – entre autres – Wei Tsi (2008) et Chant d’Espaces (2014), interprétés dans ce disque.
C’est dans ce laboratoire privilégié de l’Itinéraire que notre musicien a pris réellement conscience des paramètres fondamentaux de l’expression de la « musique contemporaine », à savoir : l’auscultation des spectres présentiels (harmoniques et inharmoniques), la conduite des flux d’énergie d’ordres dynamique et rythmique, le lien de la matière globale avec la macroforme, la part mnémonique des divers signaux audibles. Négociant parfois une courbe jouant sur la propagation contrôlée ou sur la prolifération paradoxale des données élémentaires, l’art sonore de François Bousch peut aussi tenir à des détails tenant à la fois de l’« infra-mince » (comme disait Marcel Duchamp) et du trouble chaotique plus important : des vibrations quasi imperceptibles à l’entretien granulaire des sons tenus, de l’attaque / résonance sforzandissimo aux larges désinences des cataractes et des échos… autant d’éléments toujours singulièrement placés au service de l’émotion et de l’expression.
Donc, à nouvelle musique, nouveaux matériaux : à l’image du Solfège de l’objet sonore prôné en son temps par Pierre Schaeffer, la palette « inouïe » du guitariste compositeur a alors su mettre en scène expérimentale les avatars phénoménologiques des éléments liés au temps (jeux avec différentes temporalités, avec des ostinati et des boucles lues dans le sens droit, rétrograde ou des extrêmes au centre, et vice versa…) ou attachés au régime de l’espace (projections spatiales pouvant être ponctuellement localisées ou soumises plus largement à la notion de trajectoires). À l’évidence, écrite en hommage à Igor Stravinsky, la partition d’Espace-Temps (1981) pour basson, bande magnétique et dispositif électroacoustique reste on ne peut plus symbolique.
À ce propos, François Bousch a volontiers évoqué le concept de « biologie de la matière dans l’espace », aspects disciplinaires semblant tenir compte de la génétique de la densité sonore mais également du volume, de la localisation, de la diffusion, du déplacement, du processus… Il faut dire qu’au fil des années, il a pu se constituer un vocabulaire personnel désirant cerner au mieux les « constituants » toujours complexes de son écriture musicale (au sens où Edgar Morin expliquait que complexus voulait dire ce qui est tissé ensemble). Le compositeur a ainsi opté pour quatre matières principales : « Souffle » : flux, couleurs, allures où l’on retrouve également la trame colorée, le grain…; « Choc» : rebonds, ricochets, secousses, articulations, bruits d’impacts… ; « Son-note » renvoyant à un domaine plus classique : mélodique et harmonique (réseau de 10 spectres dont la note commune prend la place de 4°, 5°, 6°, 7°, 9°, 11°, 13°, 15°, 17° et 19° harmonique), d’où autant de couleurs sonores caractéristiques ; et enfin « Modulation » qui regroupe la famille des battements et des oscillations, de la modulation en anneau ou de fréquence, des multiphoniques et des sons voisés…
En dehors des rapports spécifiques au timbre, François Bousch n’a eu de cesse – en tant que rythmicien dans l’âme – d’œuvrer dans l’ordre pluriel du mouvement et du déplacement (arsis / thésis, balancements, glissements, bercements, compressions / extensions, distorsions…), la palette comportementale pouvant exposer des faits et gestes incitant à « secouer », « flotter », « caresser », « effleurer », « frotter », « frictionner », « gratter », « taper », « gifler », « boxer », « serrer / relâcher », « déboucher », « tourner »… Au regard de ce travail concernant l’agogique et la cinétique, il est à noter que notre artisan est également à l’aise dans les saisissements sur le vif de motifs loquaces (semblant a priori éphémères) et – nous l’avons déjà mentionné – dans la gestion pérenne de seuils insoupçonnables (voire dans la résonance perfide de silences étonnamment colorés).
Dépendant d’humeurs ludiques ou découlant de synopsis chimériques, la musique de François Bousch est à dessein tantôt pure, tantôt impure, parfois rêveuse, assortie de soubresauts hirsutes, parfois séductrice, émaillée de discursivités éloquentes… Maître des métaphores acoustiques et chantre des allégories émotives, ce musicien reste un artiste doué pour toutes ordonnances musicales poétiquement insolites : par exemple vis-à-vis de la disposition plus ou moins estompée de jeux d’ombre parfois trompeurs ou de la présence altière de clairs obscurs aux reliefs parfois dissimulés. Sensibles et efficaces, ces divers artéfacts sont naturellement prégnants dans les pièces des années 2000 réunies présentement dans cet album.
Chimérique et gourmand, l’imaginaire de François Bousch puise – à l’instar des muses inspiratrices de Scelsi – dans tout ce qui l’informe et le nourrit, intellectuellement et spirituellement parlant : un hexagramme pertinent extrait du I Ching (livre de divinations des
oracles chinois si cher à John Cage) pour le trio de Wei Tsi (2008) ; une métaphore hindoue désignant le Souffle cosmique pour Vâyu (2005), partition destinée à un accordéon de concert ; le principe mixte (vocal / instrumental / électroacoustique) d’une « écriture miroir » accusant la congruence antiphysique d’un brillant échiquier spatio-temporel pour le trio de Dualité-Miroirs (2012) ; le prétexte improbable d’une aventure virtuellement cosmique pour Infini(s) Silence(s), sorte d’incidente da camera pensé pour soprano, clarinettes, accordéon, harpe, violoncelle et sons fixés (2013-2016)…
En fait, ce dernier exemple reflète la véritable fascination du compositeur pour le domaine spatial, « ces étoiles, galaxies et autres super amas que l’on découvre un soir d’été et qui nous interpelle notamment car ce que l’on voit est une superposition de temps et d’espaces dont certains ont déjà disparu… Belle leçon de musique ! », s’exclamait encore récemment le musicien. Comme l’a souligné Octavio Paz dans des entretiens éclairant Le Labyrinthe de la solitude, « nous luttons avec les entités imaginaires, vestiges du passé ou fantômes engendrés par nous-mêmes. Ces fantômes et vestiges sont réels, au moins pour nous. Leur réalité est d’un ordre subtil et atroce, car c’est une réalité fantasmagorique. »
Concernant le domaine esthétique, entre fréquences naturelles et trames bruitées, entre constructions habiles et scénarios fictifs, les différents opus de François Bousch sélectionnés ici n’hésitent aucunement à magnifier tantôt le domaine contrapuntique (Dualité-Miroirs), tantôt l’atour mélodique (Vâyu, Chant d’espaces). Après tout, dans sa Technique de mon langage musical, Olivier Messiaen n’avait-il pas décrété très tôt et sans complaisance la « primauté à la mélodie » en tant qu’« élément le plus noble de la musique » ? Au sein d’une palette expressive de dimension plurale, d’autres attitudes compositionnelles vont avoir la possibilité de mettre en exergue, par exemple, la part circonstanciée d’une phase furtive et dansante (Wei Tsi) ou même de mettre en évidence la notion de façade et de profondeur des champs acoustiques ; situation pouvant notamment être exaltée par les propriétés magiques de la Fée informatique : à ce titre, prêtez une oreille attentive à Dualité-Miroirs et à Infini(s) Silence(s). Dans un article paru dans le livre collectif consacré à L’Itinéraire en 1991, François Bousch avait confirmé sans ambages qu’il fallait « une écriture spécifique à l’emploi des traitements électroniques» et non une simple traduction instrumentale des divers phénomènes en présence.
Et puis, comme le déclarait avec solennité Giacinto Scelsi au cœur d’un rêve éveillé (texte transcrit dans la seconde partie de Il Sogno 101) : « Notre manifestation est le son »… Dans un ordre d’idée semblable, François Bousch a toujours été captivé par la mise en situation active de la matière sonore (du reste, ce souci de « vie » interne de l’entité acoustique peut déjà se repérer dans Au-delà du rêve de 1976, œuvre conçue pour trio d’anches et piano préparé). De même, il a également été passionné très tôt par la relation non équivoque au gestus instrumental tout en étant attentif au réseau potentiel de la métamorphose du son (naturelle ou artificielle), action générant une large palette d’effets allant de la modification à peine effleurée à la transformation franchement accusée. Dans le fond, subissant le joug d’un quelconque prétexte faisant office de stimulus salvateur, l’auditeur entreverra rapidement que le musicien aime surtout s’adonner à la révélation d’histoires en musique. Avançant confiant grâce à ce genre de moteur d’aura créatrice, il a alors le don de susciter, toujours avec subtilité, des flots d’images évocatrices issues exclusivement du labeur intense avec le son (de surcroît, bien entendu, ce geste est même opéré parfois sans l’usage sémantique de mots proprement intelligibles).
Par exemple, au sujet du long solo varié de Chant d’espaces pour clarinette (soliloque passablement heurté rappelant à certains égards l’apparence dynamico-cinétique des passages vifs et redoutables inclus dans les Trois pièces d’Igor Stravinsky), François Bousch a avoué que l’œuvre désirait conter « la rencontre d’un astre rayonnant » au cours d’un périple accidenté, la pièce débutant en effet avec un jeu volubile sur une demi-clarinette. L’idée mère de ce canto a alors déclenché l’écriture d’un processus jonché d’événements inattendus : arpèges, trilles, souffles, registre suraigu, sons multiphoniques, micro-intervalles, flatterzung (roulement de langue), slap (percussion de la langue sur l’anche de roseau)… le tout auréolé de sons de gong sporadiques, impacts jouant le rôle d’arbitre balisant la grande forme. En fin de compte, la conclusion s’enroule et s’anime grâce au truchement de soubresauts d’essence spiroïdale (rappelant de loin le contexte des Spirales insolites écrites en 1982 pour ensemble instrumental avec dispositif électronique). En fait, cette coda se focalise sur l’idée emblématique d’un astre se sublimant au travers de volutes virtuoses. Sur le plan musical, un des intérêts réside peut-être dans le fait que ce mouvement spatial engendré par la réalisation finale d’un tel tourbillon acoustique peut prendre des allures fantastiques d’équilibre dans le déséquilibre, d’ordre dans le désordre (et vice versa). À ce titre, dans ses réflexions concentrées sur la « Poïétique », Paul Valéry n’affirmait-il pas jadis que « l’opération de l’artiste » doit consister à « tenter d’enfermer un infini. Un infini potentiel dans un fini actuel » ?
En outre et pour tenter de conclure, car – nous l’avons vu – les pistes d’inspiration données par le compositeur sont extrêmement originales et particulièrement multiples, je renverrais aux réflexions de René Char (à qui la pièce Wei Tsi est co-dédiée). En effet, le poète ne chantait-il pas, au cours de son texte intitulé Lascaux, les vertus discernables de « l’oreille du ciel » ? Car dans ce contexte métaphysique où la sapience est reine, François Bousch – philosophe en diable – se dit être très souvent « à l’écoute de l’univers » – là où, somme toute, transpire la « cogitation naturelle du monde ».
Pour mémoire, Maurice Merleau-Ponty remarquait que « la philosophie n’est pas un certain savoir, elle est la vigilance qui ne nous laisse pas oublier la source de tout savoir »…
Pierre Albert Castanet (2019)